Je Dois Allemagne
Catalin Dorian FlorescuCatalin Dorian Florescu
Catalin Dorian Florescu est né en 1967 à Timișoara, en Roumanie. Un premier voyage entrepris en 1976 pour des raisons médicales conduit son père et lui jusqu'à Rome, et de là à New York. Cependant son père décide de rentrer en Roumanie. Son deuxième voyage en Occident date de 1982, cette fois en compagnie de sa mère. Depuis lors, l'écrivain vit à Zurich, où il a étudié la psychologie et la psychopathologie à l'Université de Zurich. Florescu a travaillé plusieurs années en tant que psychologue spécialisé dans les addictions aux stupéfiants. Il s'est par ailleurs formé en Gestalt-thérapie, l'un des courants de la psychothérapie humaniste. Depuis décembre 2001 il est écrivain indépendant. À partir d'avril 2019 il voyage sur le Danube en tant que "marin littéraire". Il a écrit six romans, un recueil de nouvelles et un volume d'essais sur le thème de la liberté.
LE MOTIVAZIONI DELLA GIURIA
Parmi les nombreux et remarquables textes édités qui ont participé à cette dixième édition de « Frontiere / Grenzen », le jury a décidé de récompenser Ich muss Deutschland de Catalin Dorian Florescu, récit faisant partie du recueil Der Nabel der Welt [Le nombril du monde], paru en 2017.
Le narrateur-protagoniste du récit de Florescu est un jeune garde-frontière en service dans une région de la Roumanie à la frontière avec la Serbie. Au moment clou de l'histoire, le policier défait ses lacets et offre ses chaussures au réfugié syrien qu'il avait arrêté alors que, les pieds nus et en sang, celui-ci s'apprêtait à traverser clandestinement la frontière pour aller en Allemagne, et le laisse s'enfuir. La scène phare, précédée par des pages où l'on rencontre toute une humanité souffrante mais néanmoins résiliente (mémorables, entre autres, les personnages de la grand-mère du protagoniste et du chauffeur de bus), n'est pas sans rappeler celle qui clôt l'épisode napolitain de Paisà de Rossellini. Le long récit de Florescu est, en effet, une sorte de roman « néoréaliste » concentré d'où se dégage l'Europe d'hier et d'aujourd'hui, avec ses drames, ses fermetures et ses murs, mais également les actes de rébellions, individuels et collectifs, à la pensée que l'on voudrait dominante et à la peur de l'autre. Le récit de Florescu est remarquable du point de vue stylistique également, pour l'écart subtil entre l'allemand littéraire de la narration et la langue des dialogues, ainsi que pour l'alternance réussie des registres tragique et humoristique.
IL RACCONTO
La ville tarde à se réveiller. Tranquille, elle dort profondément, les rats dorment dans ses viscères, les pigeons dans les galetas délabrés et aux carrefours, les chiens se sont enroulés.
Du balcon, je regarde au loin, au-dessus du toit plat de la dalle, qui est un peu plus petite que la nôtre, mais tout aussi peu entretenue. Dans cette rue, les maisons ont l'air – même debout – d'être assommées. Comme s’il suffisait d’une petite rafale de vent, d’un tremblement, pour les faire s’effondrer s’écrouler.
Mon regard cherche le château d'eau au loin, à l'est de la ville, pour y
capter la première lumière du jour. En même temps, l’essaim des corbeaux se lève à chaque fois, transforme le ciel en un lieu bruyant et agité, puis s'envole vers l'ouest.
C'est la fin du mois de mai, le colza, l'orge, le blé montent presque aux genoux, mais il y a encore assez de nourriture pour les oiseaux. Ils voleront pendant un moment – certains d'entre eux jusqu'à la frontière de la Serbie, où se trouve mon lieu de travail – et, sans faille, atterriront ensuite dans les champs. Le soir, comme moi, ils reviendront et voleront bien au-dessus du train de Jimbolia à Timișoara, indolents et rassasiés. Moi, par contre, j'aurai faim.
Et voilà une lumière de l'autre côté de la rue, tous les matins la même lumière, à la même heure, peu après la disparition des essaims d'oiseaux, comme si elle obéissait à un métronome, comme si les oiseaux marquaient le rythme dans la vie de cette femme-là et dans la mienne. Ils déterminent notre début de journée, ainsi que celui de Nea Nicu, le conducteur de bus, qui, cette fois-ci, est un peu en retard. Il aurait dû déjà apparaître, puisque – pour arriver – au dépôt des bus, il faut marcher presque une demi-heure. Nea Nicu marche toujours, sauf quand il conduit le bus. Il dit même vouloir marcher jusqu’au cimetière, le jour de sa mort.
Dans une heure, je monterai dans son autobus et je m’informerai sur son fils, celui qui travaille à Boston – pas la ville américaine, mais celle anglaise, dans le comté du Lincolnshire. Il remerciera Dieu d'avoir un fils costaud et de bonne santé qui a la chance de travailler pour les Anglais et de récolter des concombres dans leurs serres. En démarrant, il fera l’éloge de la diligence et de l'économie de son fils, qui a acheté à son père, avec l’argent qu’il gagne en Angleterre, le petit appartement où ce dernier vit. Tout comme ma mère nous a acheté, à moi et à ma grand-mère, un appartement minuscule avec l'argent des Autrichiens. Plus que quelques versements encore et il nous appartiendra complètement.
La moitié des habitants de l’immeuble est partie, vit à l'étranger, nettoie des derrières autrichiens, nettoie des dentiers allemands, récolte des fraises espagnoles. Les mains des gens d'ici ont assisté de nombreux corps, les ont lavés, mis au lit. Elles ont creusé maintes terres. Presque tous ceux que j'ai connus dans mon enfance s’en sont allés.
C'est l'heure. Je sirote encore un peu de café froid, jette le mégot de cigarette et en hochant presque invisiblement la tête, je prends congé de la voisine qui fume sur son balcon ; elle répond. Elle répond chaque jour comme s'il s'agissait d'un code secret, d'un consentement silencieux. Comme si nous partagions un secret, un savoir conspirateur. Et pourtant, nous ne sommes que deux fumeurs solitaires – elle, de quelques années plus jeune – , loin du vrai monde où de vraies choses se passent. Nous fumons la première cigarette de la journée, chacun sur son balcon, dans sa propre cage.
Dans son coin sombre, grand-mère se réveille. Elle m'a laissé la deuxième chambre et s'étire la nuit pour dormir sur le canapé devant le téléviseur. Elle dit qu'elle n'a besoin que d'un peu de sommeil, une des dernières libertés des vieux. Elle ferme les yeux et fait semblant de dormir pour éviter d’entendre mes reproches. Elle dit : « Je veux bien voir quand la mort me traque. Peut-être que j’arrive encore à lui parler ».
Depuis qu’elle a appris de ma mère, qui sait un peu l’allemand, que la mort en allemand est un homme, elle grommelle parfois, insatisfaite : « Nous, les femmes, nous mettons au monde les êtres humains et c’est nous, qui devrions aussi les faire ressortir ».
Grand-mère se relève et lisse d'abord ses cheveux, ce qu'elle fait depuis sa jeunesse, m'a dit ma mère. Elle a encore des cheveux si épais et forts qu’elle aurait pu tirer aisément toute une horde d'hommes à elle. En réalité, elle n'a sorti que grand-père de tous les bistrots, jusqu’au moment où est venue le chercher Moartea, la mort roumaine, une femme.
Éveillée la moitié de la nuit, elle reste assise devant l'écran du téléviseur muet, ou alors elle lit des articles à l’ordinateur que j'ai téléchargés pour elle. À part Dieu, c’est surtout le paranormal qui la préoccupe. Comme s'il n'y avait pas assez de choses anormales dans notre pays. Elle croit que dans les montagnes du Bucegi se trouve un portail vers un autre monde où des agriculteurs ou des bergers imprudents disparaissent à jamais avec leurs troupeaux. Elle croit que sous les Carpates commence un tunnel, une sorte de gigantesque puits de ventilation qui ne se termine qu’à la pyramide de Khéops et nous fournit de l'énergie cosmique.
« Et qui a construit quelque chose de la sorte ? », lui demandé-je en toute complicité, sachant qu'elle aime en parler. « Je ne m’en soucie guère. L'essentiel, c'est qu'il soit là. » « Et à quoi bon un tel tunnel ? » Elle secoue la tête devant ma question stupide. « Comment, à quoi bon ? Il nous fournit en énergie. Aucun autre pays n'a quelque chose comme ça. Nous sommes uniques. » « Et si nous sommes si uniques, pourquoi tout le monde veut-il partir d’ici ? » Ce à quoi, elle non plus ne sait (pas) répondre. Froissée, elle ne fait que hausser les épaules.
Entre-temps, je me suis lavé, j'ai mis ma chemise fraîchement lavée et mon pantalon d'uniforme. Grand-mère se fait du café dans une casserole qui siffle quand le breuvage est prêt. Maman l'a amenée d'Autriche, mais grand-mère préfère sortir son Ibric et faire du café turc, comme elle l'avait appris quand elle était jeune fille. « Un café, comme il faut », murmure-t-elle en répétant plusieurs fois l’expression française. Pendant un bref instant, nous sommes debout, face à face, dans la lumière pâle de la lampe de cuisine. Aussi longtemps que je me souvienne, je n'ai eu qu'elle.
« As-tu déjà mesuré ta tension ce matin ? », veut-elle savoir, tout en prenant l’appareil pour mesurer la tension, un autre souvenir de ma mère.
« Buni, je n'ai que vingt-six ans et je suis policier frontalier. Je vais très bien. Notre santé est constamment contrôlée. »
« Tu es continuellement assis dans la voiture en fixant la frontière afin qu’aucun terroriste ne se glisse chez nous. Tu ne bouges pas. Nous avons déjà perdu ton père à cause de l'hypertension, je ne veux pas qu'il t'arrive la même chose. On ne mesure jamais assez souvent la tension artérielle. Enfin, qu’attends-tu pour remonter ta manche ? »
Convaincu de l’inutilité de ma résistance, je me rends à elle, comme tous les jours. Comme quand j’avais dix ans et qu’elle me donnait à emporter à l’école des sandwiches secs et non comestibles. Ou quand, à l'âge de quatorze ans, elle m'avait traîné d'abord chez le photographe, puis chez le coiffeur et enfin encore une fois chez le photographe, pour pouvoir envoyer à maman des photos de moi avant et après. Au verso de la première, elle avait écrit : « Toute la JEUNESSE devient “sauvage", ET ton fils ne fait pas exception. Il JURE ET FUME aussi. Une telle chose n'aurait pas été possible sous les COMMUNISTES. Mais au moins, maintenant, nous avons la liberté. » Derrière tout cela, elle a placé un point d’exclamation et un point d'interrogation. Sur l'autre photo, elle a noté : « C'est un JEUNE vif ET il ne m'obéit pas. Si tu ne rentres pas bientôt à la maison pour prendre soin de lui, il sera bientôt criminel. Je suis VIEILLE, mes nerfs sont trop faibles pour une TELLE tâche. Mais après tout, avec la coupe COURTE, il ressemble à nouveau à un être humain. »
Maman n'est pas venue ou pas pour toujours. Et moi, je ne suis quand même pas devenu criminel.
Je suis aussi vieux que la liberté. À peine Ceaușescu avait-il été renversé et que le peuple fêtait dans la rue, maman a eu les premières contractions. « À une femme enceinte, elles ne feront pas de mal », avait-elle pensé. Et elle n'avait pas su agir autrement : elle s'était précipitée dans la rue, avait marché avec la foule, s'était cachée, avait eu peur, et puis, quand finalement le rêve s’est avéré certain, elle s'était jetée dans les bras de gens inconnus. C’est alors qu’elle avait ressenti les douleurs des contractions. « Voilà la dernière fois que Ceaușescu m'a tourmentée », c’est ce qu’elle répéterait au fil des ans.
J'ai donc vingt-six ans, je ne suis pas criminel, mais plutôt le contraire, je suis policier frontalier, j'ai le grade le plus bas, mais j'ai des perspectives de promotion. Je chasse des contrebandiers de cigarettes, des trafiquants de voitures, des escrocs de toutes sortes qui veulent traverser la frontière illégalement, et récemment aussi des misérables canailles qui se perdent chez nous en chemin vers l'Ouest. Ils viennent d'un pays que je ne connaissais pas jusqu'à tout récemment, et même maintenant, je n’en sais pas grand-chose de plus en dehors du fait que là-bas, tout le monde se fait la guerre. Je ne sais même pas où se trouve ce pays exactement.
Mais dire que nous les chassons n'est pas tout à fait correct ; il y a à peine un incident par jour le long de la frontière vers le sud-ouest – et dire qu’elle fait plusieurs centaines de kilomètres de long ! Cela concerne surtout d'autres collègues, à d'autres endroits de la frontière. La seule chose qui nous reste à faire est d'attendre.
Satisfaite, ma grand-mère me fait m'assoir en appuyant un peu sur mon épaule et attache l'appareil à mon bras supérieur. Puis elle appuie sur le bouton.
Pendant que l’appareil fait consciencieusement son travail et comprime mon bras, grand-mère et moi nous nous regardons. Dans la pénombre de la cuisine, elle semble encore plus âgée qu’elle ne l’est, ses rides paraissent plus profondes et plus longues.
D'une mesure de la pression artérielle à l'autre, elle semble vieillir plus vite, comme si la Moartea était pressée avec elle. Seuls ses yeux bleus et larmoyants sont restés vifs et bien cachés entre les plis de la peau, comme des perles dans une coquille.
Que pense-t-elle de moi quand elle me regarde comme ça ?
Comment réussit-elle à voir de ses yeux qui coulent ?
L'appareil émet deux bips qui nous ramènent dans le monde. Elle est satisfaite du résultat, je suis en sécurité pour un autre jour et la mort cardiaque est renvoyée. La mort cardiaque dont père est mort dans une voiture de blanchisserie dans une rue latérale entre Dornbirn et Bregenz, seul, sans personne d'entre nous qui aurait pu lui tenir la main, entouré de l'odeur des chemises, pantalons et nappes fraîchement lavés et amidonnés, car son entreprise était spécialisée en tout. Ou bien des draps qui s'entassaient derrière lui et qui avaient pris l'odeur des corps dormant, en sueur, ou celle des amants. Et les nappes étaient parsemées des restes de nourriture de la veille au soir. On ne nous l'a jamais dit et nous n’avons jamais demandé ce qu'il était en train de transporter. Mais il fallait que ça aille vite, trop vite pour son cœur.
Grand-mère m’aide à boutonner ma veste d'uniforme et me caresse la joue. Cela aussi elle le fait depuis longtemps, sauf qu’autrefois, je portais l'uniforme scolaire.
« Tu ne veux pas prendre un sandwich avec toi ? Si là-dehors dans le no man’s land, tu t'assois et tu attends, tu risques d'avoir faim. »
« On patrouille le long de la frontière, Buni, on ne fait pas de pique-nique. Mais maintenant, je dois m’en aller, sinon je vais rater le bus de Nea Nicu. Quand je rentrerai ce soir, tu me diras s'il y a du nouveau sur la pyramide de Khéops et le portail qui mène à l'autre monde. J'ai mémorisé quelques articles pour toi sur le bureau de l’ordi. Tout ce que tu as à faire, c'est de cliquer dessus. »
Lorsque je descends dans la rue, je hausse brièvement les yeux parce que ma grand-mère attache de l'importance à me faire signe. Autrefois, quand mère et père se trouvaient ici-bas et que nous deux nous nous tenions tous les deux debout là-haut, nous pouvions à peine les repérer car ils partaient avant le lever du soleil afin d’atteindre Dornbirn en un jour. Père klaxonnait plusieurs fois jusqu'au coin suivant, puis un silence trompeur régnait sur tout et tous, sur les chiens endormis et les corbeaux qui s'éveillaient, sur les gens en train de rêver.
Au dernier moment, j'arrive à l'arrêt où le bus m'attend, les portes ouvertes, et à l'intérieur, derrière son volant, le vieil homme tape sur sa montre avec impatience. « Monte ! À cause de toi, je suis en retard maintenant. Si je n'avais pas attendu, tu aurais raté ton train. »
Je suis le seul passager et, comme toujours, je m'assieds directement derrière lui pour qu'il puisse me voir dans le rétroviseur. Il y a une sorte de complicité entre nous, un certain processus de choses, de répétitions, de rituels auxquels nous nous accrochons depuis des années. Dans son bus, moi j'ai grandi et lui il a vieilli. Au début, ma grand-mère m'accompagnait directement jusqu’à la porte du bus et me remettait à lui et lui, il s’arrêtait devant l'école primaire, bien qu'il n'y ait aucun arrêt de bus. Plus tard, il me conduisait au lycée et plus tard, dans le rétroviseur, il m’a vu m’asseoir à côté de la première fille que j'ai aimé ; plus tard encore, à côté de ma mère qui, à chaque fois qu’elle rentrait en vacances, me ramenait en ville pour m'acheter de nouveaux habits.
Un peu plus tard, il nous a ramenés, mère, grand-mère et moi, des funérailles de mon père. Et ces dernières années, il m'a conduit à la gare pour prendre le train jusqu'à Jimbolia, pour joindre mon unité. Chaque fois, il se plaignait d'être en retard à cause de moi ou de nous. Mais à chaque fois, il m’attendait. Son tapement sur le boîtier de sa montre m'a accompagné tout au long des années, comme le lissage des cheveux de ma grand-mère ou ses caresses sur mes joues.
Je sais ce qu'il attend de moi. Il veut entendre une bonne question sur l'Angleterre, sur les châteaux anglais, les rois, les guerres, sur Churchill, la marine anglaise, les landes anglaises, la mort de Lady Diana – accident ou pas ? Depuis que son fils vit sur l'île, il a lu tout ce qu'il est réussi à trouver là-dessus. Arrivé aux stations du terminal, pendant ses pauses, il feuillette des magazines et de petits livres illustrés. Assez souvent, il me les passait à l’arrière.
Mais comme je reste assis, muet, et que je regarde par la fenêtre sale, il s'éclaircit la gorge à plusieurs reprises. Dans le rétroviseur, mon regard rencontre le sien et Nea Nicu fronce les sourcils avec une expression interrogative.
« Nea Nicu, bientôt commence le championnat européen. Es-tu pour la Roumanie ou pour l'Angleterre ? »
Il tourne la tête vers moi en la secouant. Cela arrive rarement, parce que même si, en plein trajet, il s'enthousiasme en pensant à l'époque absurde, pauvre et désespérée dans laquelle nous vivons, même s'il se met en colère contre un pays qui a poussé son fils dans les bras des Anglais, un fils qui a dû quitter son père, un chauffeur de bus proche de la retraite, même alors ses yeux ne se détournent pas de la route. Sauf en ce moment-ci et c'est pourquoi ma question me semble stupide et inappropriée.
Car qu'est-ce qu'un vieux berger pourrait aimer plus que les vallées qu’il a traversées avec son troupeau année après année ? Et qu'en est-il du mineur qui vit dans une ville noire, à côté de la mine abandonnée, dans laquelle il était descendu chaque jour en toussant plus souvent qu'il n’arrivait à respirer ? Que pourrait-il aimer plus que la région noire qui l’a nourri ?
Et qu'est-ce qu'un vieux chauffeur de bus devrait aimer plus que son bus et la ville dont il parcourt chaque jour les veines ? Que doit-il aimer plus que les rues, qu'il connaît comme ses poches, les gens qu'il observe depuis des décennies, qui silencieusement se rendent au travail avec lui le matin et le soir en reviennent silencieusement comme lui ? Lui qui peut se sentir utile ici et seulement ici. Lui qui n'est jamais monté dans les bus anglais rouges, se limitant à posséder des brochures en papier brillant sur lesquelles figurent des photos de ces bus.
Mais Nea Nicu me surprend. Comme il m'a regardé avec colère, il a dû soudain freiner ; il maudit d’abord un automobiliste, puis une meute de chiens qui traversait la route, et enfin l'état des routes en général, qui ne se remettaient que progressivement de leur effondrement communiste, vingt-six ans après le début de la liberté. Il maudit les politiciens, tous encore en train de dormir dans leur lit chaud, permettant au pays de s'éloigner comme un navire incapable de manœuvrer.
Quand il n'a plus de raisons, il continue à jurer pendant un certain temps juste par habitude. Ce n'est qu'alors qu'il se souvient de ma question et qu'il dit avec défi : « Bien sûr que je suis pour l'Angleterre. Y a-t-il quelque chose que ce pays-ci m'a donné ? Depuis trente ans, je n’y tourne qu’en rond. L'Angleterre a accueilli Dan, maintenant mon coeur bat pour l'Angleterre ».
« Et quel fait temps fait-il aujourd’hui à Boston ? »
« Mauvais. Aujourd’hui, Dan va être tout mouillé dans les champs. Si seulement il n’attrape pas un mauvais rhume. »
« Nea Nicu, comment au juste Dan est-il arrivé à Boston ? À ce qu’on m’a dit, Boston est pleine de Polonais. »
Il rit.
« Eh bien, d’après toi ?
Naturellement, en rencontrant une Polonaise. Maintenant, elle a un magasin dans la rue principale de Boston et vend tout ce que les Polonais aiment manger. D’ailleurs, que mangent les Polonais ? » Il s’arrête un instant. « Je ne le sais pas. De toute façon, Dan aussi veut trouver un nouveau travail, c’est ce qu’il écrit et il n’y en manque pas. Au fait, il t’informe que tu pourrais reprendre son poste. Le patron est content, s’il n’a pas à chercher longtemps et Dan, ça l’arrangerait. Pendant un an ou deux, tu cueilleras de la laitue et des courgettes, ensuite toi aussi, tu trouveras un meilleur travail. »
« Mais j’ai appris à être policier, c’est tout ce que je sais faire. »
« Il y en a bien d’autres qui n’ont rien appris du tout, et ils gagnent sûrement deux fois plus que toi. Veux-tu jouer au gendarme et au voleur pendant toute ta vie? À courir tout le temps le long de la frontière ? »
« Nous patouillons en voiture, Nea Nicu. Ce n’est plus l’époque de Ceaușescu, on ne marche plus le fusil sur l’épaule. De nos jours, on prend l‘auto et nous disposons des technologies les plus modernes. Ce que nous faisons a un sens : nous protégeons la frontière. »
De la main, il me signale son mécontentement.
« Ne me raconte pas ce que tu fais. Quelques contrebandiers de cigarettes et des voleurs de voitures. On l’entend aux infos. De quoi veux-tu protéger la frontière déjà ? Qui veut bien venir chez nous ? Penses-y, tu ne resteras pas jeune pour toujours. »
Peu à peu, le bus se remplit, la nuit s'efface définitivement, la ville se réveille, se frotte le sommeil des yeux. La journée commence lentement et froidement, elle puise de plus en plus de force, devant la gare, il y a du mouvement. Je dis au revoir au vieil homme qui, à soixante ans, n'est pas si vieux que ça. Mais à moi – pour qui il conduisait le bus en tant qu’enfant de maternelle et élève, à moi qui ai vu son dos se courber et ses épaules s’élargir de plus en plus –, encore jeune, il me semblait déjà être un vieillard.
Lorsque j'avais dû écrire une composition scolaire sur ma famille, je l'avais décrit à la place de mon grand-père que je n’avais jamais connu. À un moment donné, grand-mère et ses cheveux forts n'avaient plus pu le sortir des bistrots. Mon grand-père était potelé, il conduisait un autobus, il était impatient, il indiquait toujours l’heure sur sa montre, mais en fin de compte, il avait toujours été fiable.
Le train se déplace lentement à travers la périphérie effilochée de la ville. Il y a bien des années que, dans les champs, les immeubles et les maisons individuelles avaient été construits pour rester vides par la suite, des ruines dès le début de la construction. Comme une pieuvre, la ville a étendu ses tentacules sur les terres vides dont il ne manquait jamais. Devant les portes de Timișoara s'étend une surface infiniment plate, assez d'espace pour tous ceux qui veulent échapper aux vieilles habitations délabrées. Ce n'est que récemment que les immeubles en béton ont commencé à prendre vie, qu’on voit des jouets sur la pelouse et du linge à sécher sur les balcons.
Puis les deux wagons bleus, tirés par une locomotive électrique, passent devant des centres commerciaux et des entrepôts, des parcs de machines, des entreprises de transport, des usines Coca-Cola et un petit lac artificiel, sur la rive duquel quelques hommes s'accroupissent à côté de leur bicyclette et de leur canne à pêche et fixent l'eau comme s'ils n'étaient pas là pour attraper des poissons, mais pour aller au fond des choses.
Le train accélère, les derniers corbeaux retardés nous accompagnent vers l'ouest ; certains atterrissent près de la ville, d'autres s'aventurent loin, jusqu’à Jimbolia. Les corbeaux n'ont rien à voir avec les frontières nationales, ils cherchent leur nourriture dans les champs de tous les paysans, qu'ils soient roumains ou serbes. Maintenant, nous laissons derrière nous des silos à grains et des bunkers vides et délabrés, datant de l'époque où les gens se préparaient à une guerre avec Tito.
La Serbie n'est plus tellement loin, à un jet de pierre de quatre ou cinq kilomètres seulement. Le bosquet qu’on voit au loin se trouve déjà de l'autre côté. Juste devant et non visible du train, s'étend la bande frontalière, une poignée de terrain où la végétation ne doit dépasser que quelques centimètres de hauteur.
Quelques kilomètres avant d'arriver à Jimbolia, le train passe lentement un passage à niveau. Les voitures attendent des deux côtés. C'est un de ces passages à niveau trompeurs sans barrière ni signal lumineux, comme on en trouve souvent à la campagne. La part quotidienne de risque que le voyageur doit prendre, la petite épreuve de courage.
Le lieu, qui est légèrement surélevé, doit être traversé plusieurs fois par jour par des paysans venant des champs, par des personnes allant en ville, par des bus et des camions, par des cyclistes et des chars tirés par des chevaux. Ils doivent tous la traverser une ou plusieurs fois et, et au moment précis où ils se tiennent sur les rails, la possibilité de mourir est plus réelle qu’à la seconde d’avant ou suivante.
La vie et la mort ne sont jamais plus proches l'une de l'autre que dans cette seconde infinitésimale, un clin d’œil seulement, mais d’autant plus puissant. La mort se tient aux aguets un peu plus loin, dans les buissons le long de la tracée, derrière le prochain virage. La mort ralentit son rythme peu avant, mais son grognement est toujours aussi fort. On regarde à gauche, à droite, un rituel répété cent fois. On passe toute une vie à se moquer de la mort, de la Moartea.
Juste là, à côté de la voie ferrée, se tient jour après jour un petit homme sec aux cheveux mats, que nous appelons tous le « garde-barrière ». Nous savons qu'il vit dehors, dans les champs, dans un abri parfois utilisé par les bergers, et nous le laissons tranquille lors de nos patrouilles, car il ne fait de mal à personne. En outre, nous aussi nous devons souvent traverser le tracé et donc lui faire confiance.
Deux chiens maigres et pouilleux l’accompagnent toujours et ne le quittent jamais des yeux, même pas pour un instant. Quand il dirige la circulation, quand il fait passer les voitures d'un côté à l'autre des voies et qu'il met ensuite dans sa poche les pièces que parfois on lui donne, le regard des chiens le suit, inquiet. Parce que ces animaux n'ont personne d'autre.
Il fait signe au conducteur d'attendre, se rend au milieu du passage à niveau, s'arrête sur les rails et regarde dans les deux directions, puis il libère la voie.
Il doit avoir signé un pacte avec la Moartea qui se cache là-dehors et le laisse faire. Ils se connaissent sûrement, ils se rencontrent la nuit dans les champs et négocient le nombre d'âmes qu'elle pourra emmener avec elle le lendemain. Assez souvent, la mort s'en va les mains vides.
Pour une fois qu’il s’assied pour se reposer, les chiens s’approchent tout près de lui et posent leur muselière sur ses genoux. Un amour aussi fidèle est rare.
Quand je le vois par la fenêtre du train, je sais que j'ai juste le temps pour une autre cigarette. Les rideaux sales s’agitent en dehors des fenêtres ouvertes et se gonflent comme si le train naviguait à travers un océan de blé. Juste avant le dépôt – il n'y a pas de vraie gare – je remets ma casquette, j'ajuste la crosse du pistolet vide et je saute sur la voie déserte, avant même que le train ne s'arrête. Je traverse la route et entre dans la cour de la police de frontière de Jimbolia.
« Te voilà », m’accueille l'officier de service.
« On a besoin de vous au passage de frontière avec la Serbie. Un camion turc suspect a été arrêté. Puis, au poste de frontière, un paysan a renversé une stèle avec son tracteur. Contrôlez si on peut encore l'utiliser ou si on doit en mettre une nouvelle. Puis patrouillez jusqu’à Beba Veche, du côté serbe, il semble y avoir des groupes de réfugiés syriens allant dans la mauvaise direction. Au lieu de se diriger vers la Hongrie, ils sont en train de marcher vers nous. L'ordre est le même que d'habitude : les empêcher d’avancer et appeler des renforts. Faites attention. Il pourrait y avoir des terroristes parmi eux. Va chercher ton arme maintenant, Badea t’attend déjà. »
Notre travail a toujours été comme ça, et il en sera toujours ainsi : nous nous méfions de tout et de tous. Nous contrôlons constamment des camions, des passeports, des personnes, nous arrêtons les véhicules suspects, les démontons, cherchons des cachettes. Nous essayons de lire les visages pour comprendre leurs intentions. Les visages révèlent les secrets des gens, il suffit de bien les regarder. Un petit tic par-ci, un sourire d'insécurité par-là, un regard évasif ou alors trop curieux.
On fait peur aux couples qui font l’amour trop près de la bande frontalière. En voiture, ils vont dans les champs et cherchent à s'isoler, ils choisissent des chemins de tracteur cahoteux, veulent dégivrer dans les champs de maïs, mais nos détecteurs de chaleur découvrent leurs corps excités. Aucune cachette n'est à l'abri des détecteurs. Ils ne font aucune différence entre les Syriens accroupis et les Roumains qui font l’amour dans l'herbe.
L'homme n'est qu'une source de chaleur pour les machines, elles sont totalement impartiales. Mais assez souvent, nous patrouillons et ne trouvons que des traces fraîches de vaches, lapins, renards, chiens errants. Une fois, nous avons retrouvé un ivrogne qui avait perdu le chemin menant au village et s’était endormi sur la bande frontalière. Mais comme il dormait de l'autre côté de la frontière, les Serbes ont dû le réveiller et nous l'amener.
La plupart du temps, nous roulons au pas sur le chemin couvert de ciment, payé par l'Union européenne, tout comme les détecteurs de chaleur, nos voitures ou les dispositifs de vision nocturne. Pour que nous devenions plus efficaces et que nous arrêtions le mal qui veut se faufiler de l'autre côté de la frontière. Nous gardons une frontière exclusive, pas n'importe laquelle, mais la frontière extérieure de l'UE. Cette chance n’est pas donnée à tous les collègues. Certains ne prêtent service qu'à la frontière hongroise ou bulgare. Mais nous, nous sommes le dernier rempart avant la marée.
La vérité est que Badea et moi passons notre temps assis dans la voiture, cachés dans un bosquet, à regarder fixement devant nous. Parfois, si quelque chose semble suspect, l'un d'entre nous descend de la voiture sans rien dire, et contrôle la zone à travers des jumelles, puis il y remonte tout aussi silencieusement. Souvent, il s’agit seulement d’un des paysans qui s'occupe de ses champs cultivés et que nous connaissons bien. Ou simplement le scintillement trompeur de l'horizon, sous la chaleur de midi. Ou même pas cela, il n'y a rien du tout. Ensuite, on remonte en voiture et on dit tout au plus :
« Il n'y avait rien du tout. » Puis le silence continue, rien ne bouge, ni à l'intérieur, ni à l'extérieur.
Rarement, Badea, qui a bien plus de cinquante-sept ans et qui sera bientôt à la retraite, se met à raconter le passé. Il a encore vécu au temps des communistes ; jeune soldat, il a parcouru en long et en large les mêmes champs, s'est tenu sur les plateformes des postes d'observation, qui ne sont plus utilisés à présent, et a attendu le moindre instant suspect, le moindre mouvement dans le paysage. Le moindre bruit. Sans détecteurs de chaleur, sans dispositifs de vision nocturne et en ne faisant confiance qu'à sa propre oreille, à son propre œil.
À l'époque, il fallait protéger la frontière de ceux qui voulaient en sortir ;
aujourd'hui, nous ne sommes pas censés laisser entrer qui que ce soit, du moins en théorie, car en fait, personne ne vient guère. Parfois, nous lisons dans les communiqués de presse publiés quotidiennement que quelqu’un recherché à l'Ouest a été capturé à la frontière, sur une section plus au sud. Et que plus au nord, dans un camion, on a trouvé des produits de contrebande contrefaits, des jeans, du parfum, des cigarettes.
Il s'agit de petits points culminants isolés qui n’arrivent pas à remplir une journée entière de service. Nous attendons de façon routinière, et Badea, qui prête service en attendant sa retraite pour ensuite se dédier exclusivement à la pêche, ça l’arrange ainsi. Après quatre-vingt-neuf, il est retourné au service, ne trouvant pas d’autre travail dans la région. Je n'ai jamais compris pourquoi il n'avait pas été promu ; il est resté un simple agent de la police frontalière, tout comme moi. Quand on l’interroge à ce sujet, il est évasif.
Quelques jours plus tard, je suis de retour sur le balcon en train de fumer. De nouveau, les corbeaux se lèvent et la lumière en face s’allume. De nouveau, la femme sort et allume une cigarette, puis elle me fait signe de la tête de manière presque imperceptible et je lui rends la pareille.
Tout est un cycle parfait, on ne peut y échapper ; l’un s’en soucie plus, l’autre moins, on s'en remet à la routine, à la monotonie, à l'oubli.
Grand-mère m'appelle à l'intérieur pour mesurer ma tension artérielle ; et, dans la cuisine, en train de remonter ma manche et d'attacher l'appareil à mon bras, elle dit : « J'ai parlé avec ta mère hier. Sur Skype. Une bonne chose, ce Skype. Elle a dit que l'Autrichien dont elle s’occupe va bientôt mourir. Il dépérit et n’a que la peau sur les os. L'Autrichien, pas ta mère, bien qu'elle ait maigri, elle aussi. Elle a peur d'être seule avec le vieux dans la grande maison vide, mais elle veut rester jusqu'à la fin.
L'homme n’est plus capable de parler, alors ta mère s'assied à ses côtés, lui parlant un peu en roumain et un peu en allemand. Elle dit que ce qu'on lui dit n’importe peu, l'essentiel est qu'il entende une voix humaine qui l'accompagne jusqu'à sa mort. Elle lui raconte aussi la mort de ton grand-père et de ton père, que Dieu protège leur âme. Je ne sais pas pourquoi elle ressent le besoin de parler à un mourant de la mort d'autres personnes, mais ta mère dit que cela pourrait le réconforter. Je n'y crois pas. Tu peux entendre parler d’autant de morts que tu veux, tu dois toujours mourir seul. Bon, mais au moins l'Autrichien mourra la mort roumaine dans l'oreille. »
Elle est contente de ma santé, elle baisse de nouveau ma manche et la lisse de sa main. Puis, du dos de sa main, elle me caresse la joue.
« Tu ne t’es pas bien rasé. Que penseront les Syriens si, un jour, ils se présentent vraiment à la frontière et te voient ainsi ? Que nous sommes des barbares ? »
« A-t-elle dit quand elle reviendrait ? »
« Ta mère ? Dans quelques semaines. Cette fois-ci, elle veut rester avec nous plus longtemps ; elle dit que pour l’instant, elle en a assez d'être entourée de personnes âgées et malades, d'être insultée ou agressée par elles. »
« Comment logerons-nous alors ? Ici, il n'y a guère de place pour trois. »
« Elle dit que tu gagnes quelque chose maintenant, pas beaucoup, comme garde-frontière de grade inférieur, mais c'est un début. Elle veut t’aider pour que tu puisses louer une chambre. Après tout, tu devrais pouvoir inviter une fille un de ces jours. »
« Une fille ? Et où vais-je la trouver ? »
« Eh bien, de l'autre côté de la rue. Penses-tu vraiment qu'elle se lève par hasard au même moment que toi pour sortir fumer ? Si c'est ce que tu penses, tu ne connais vraiment pas les femmes. »
« Sérieusement ? »
« Elle ne te regarderait pas non plus d'une manière aussi rêveuse quand tu sors de chez toi. »
« Elle fait ça ? »
« Et comment ! Si tu ne veux pas qu'elle tombe bientôt amoureuse d'un autre homme, tu devrais traverser la rue, sonner à sa porte et risquer de lui parler. »
Je ris, mets mon bras autour d'elle et la tire vers moi.
« Buni, que ferais-je sans toi ? »
Elle essaie de se libérer de mon étreinte.
« Tu ferais mieux de me promettre que tu le feras bientôt. »
Je la laisse partir pour retourner au balcon. La lumière est déjà plus forte, un front de nuages apparaît à l'ouest, il va probablement pleuvoir. Dans ce cas, les champs seront trempés, ce qui réduira la visibilité. Il y a des escrocs qui tentent leur chance justement par ce temps. Mais lorsqu’un violent orage se déchaîne, lorsque la pluie tombe en averses épaisses sur la frontière, forte et ferme, alors il n'y a rien à gagner, ni pour nous, ni pour les autres.
« Promets-le-moi », j'entends dire avec insistance ma grand-mère, me courant après. Il n'y a qu'une seule chose qui puisse la distraire.
« Buni, qu'en est-il des phénomènes paranormaux dans notre pays ? Y a-t-il eu des changements récemment ? »
« C’est bien de me l’avoir demandé. Savais-tu qu'il y a un endroit dans les Carpates où les gens sont plus intelligents que partout ailleurs ? J'ai lu tout ça hier. Ce serait lié à des radiations secrètes trouvées là-bas. »
Dans le bus, Nea Nicu agite un mot qu'il met dans ma poche. C'est le numéro de téléphone d'une entreprise intermédiaire qui place des demandeurs d’emploi en Angleterre.
« Si tu ne te décides pas rapidement, ils ne chercheront plus. Maintenant, ils ont encore assez de travail. »
« Mais je fais partie du corps de garde-frontière. Si je suis assez bon, j’y avancerai de grade. »
« Fiston, tu n'y es arrivé que parce que ta grand-mère t'y a poussé. Tu me l'as dit toi-même. Elle avait peur que tu deviennes criminel. Mais tu es jeune, tu devrais voir le monde, où il y a de nombreuses possibilités. Veux-tu passer toute ta vie à regarder une bande de terre où il ne se passe jamais rien ? Veux-tu tourner en rond, comme moi avec mon bus ? Va-t’en, va voir le monde, et s’il ne te plaît pas, reviens ! »
Quelques jours se sont écoulés, des jours de pluie, pendant lesquels même le « garde-barrière » et ses chiens n'ont pas osé quitter leur abri. Des jours sombres et lugubres, avec un tapis suspendu de nuages bas et du vent fort. À peine la pluie s'est-elle arrêtée que la terre se met à fumer, dégageant ainsi une douce et lourde odeur.
Entre-temps, il y a une chaleur inhabituelle pour cette période de l'année, une chaleur insupportable et sèche comme devant l'ouverture d'un four.
Badea et moi sommes en service. Il fait nuit et nous roulons le long de la bande, les phares éteints, et ne faisons confiance qu'au clair de lune. La route, tout récemment mise en état, est plus lumineuse que les champs qui l'encadrent. La nuit, il y a peu de trafic aux postes-frontières, et voilà pourquoi quelques contrebandiers espèrent avoir plus de succès. D'autres préfèrent les heures de pointe.
Le soir, au poste-frontière, nous avons ramassé deux Albanais qui se cachaient dans un camion, nous les avons emmenés au quartier général et nous avons remis un chauffeur ivre à une patrouille de police. Nous avons supervisé l’installation de nouvelles stèles et nous nous sommes assurés qu’à la dernière lueur du jour, certains paysans fauchent les parties de la bande frontalière qui bordent leurs champs,
Badea n'a plus parlé, pas plus que nécessaire, exactement deux fois. Lorsque nous avons traversé le passage à niveau, il a baissé la vitre, a donné quelques pièces au « garde-barrière » et lui a crié : « Fais attention à ce que la mort ne vienne te chercher ». Puis il a ajouté, à demi-voix, comme s’il parlait à lui-même : « Mon frère aurait son âge aujourd'hui ».
« Je ne savais pas que vous aviez un frère », ai-je dit.
Puis, à nouveau, il a gardé le silence. Le silence est sa grande force. Il est capable de se taire pendant une journée entière, voire plusieurs jours de suite, à l’exception des échanges habituels avec la centrale ou les ordres qu'il me donne, même si nous avons le même grade. Je m’y soumets, car il le fait avec la désinvolture de celui qui a plus de trente-cinq ans d'expérience professionnelle à son actif.
Arrivés à notre cachette dans le bosquet, il est descendu, a regardé un moment à travers son dispositif de vision nocturne, puis l'a rangé et a allumé une cigarette. Il fait quelques pas devant la voiture et s'arrête en me tournant le dos. La nuit est si calme que j’arrive à bien entendre ce qu'il dit.
« En mars encore, des milliers sont passés par là. Et combien se sont retrouvés chez nous ? »
Moi aussi je descends de la voiture et je me mets à côté de lui.
« Vingt », je crois.
« Vingt. Qu'est-ce que c'était que toute cette agitation ! Vingt pauvres diables, qui sait où ils sont maintenant. »
« Où peuvent-ils bien être ? En Allemagne, si les Hongrois les ont laissés passer. »
« Ta mère, n'est-elle pas en Allemagne ? »
« En Autriche, mais de là, ce n'est pas loin pour arriver en Allemagne. Et il est même facile de se rendre rapidement en Suisse. C’est comme chez nous à Beba Veche. Si tu t’y dépêches, tu arrives en Hongrie, en Serbie et chez nous en cinq minutes. »
Il tire une forte bouffée de sa cigarette, puis il me tend le paquet. Je suis habitué à m'orienter dans le noir. J’en sors une cigarette et lui il dit : « Retourne-toi quand tu l'allumes, sinon ils vont te voir », et il fait un signe de la tête vers les champs devant nous. « Et pour aujourd’hui, nous pouvons rentrer tout de suite. » Il fait une courte pause. « S'il y a vraiment quelqu'un, là-dehors. »
Il retourne à la voiture de patrouille, prend la radio et appelle la centrale.
« Dites un peu, est-ce qu'il se passe quelque chose au centre de contrôle ? Ou est-ce qu'on reste bêtement là à attendre ? »
« Pas besoin de crier, Badea. Nous t’entendons bien. Négatif, aucun mouvement au centre de contrôle. Pas de signature thermique, sauf pour vous deux. Une nuit tranquille. Terminez votre patrouille et revenez. »
Badea me rejoint, nous sommes debout derrière la dernière rangée d'arbres devant le champ où ne poussent que des broussailles et un peu de maïs qui, à cette époque de l'année, n’est pas encore assez haut ; nous arrivons à bien discerner la bande frontalière. Le vent se lève et plie les épis, tandis qu'un doux bruissement passe dans le champ. Badea va chercher le dispositif de vision nocturne et le remet en marche. Il observe attentivement l'espace devant nous, illuminé seulement par le clair de lune.
« Rien », murmure-t-il, et il enlève ses lunettes. « Parfois, alors que nous sommes ici, j'ai l'impression que le monde n'existe même pas ».
« Hm, hm », réponds-je, surpris par la loquacité de mon compagnon.
« Bientôt, le sous-bois et le maïs seront si hauts que nous ne verrons même plus la bande. N’oublie pas d’aller chercher le paysan dans quelques jours pour qu’il l’enlève. Et qu’il fauche aussi l'herbe sur la bande. »
Je prends mon courage à deux mains.
« Badea, je ne savais pas que vous aviez un frère. » Il se tourne vers moi et me toise avec insistance.
« Qui dit cela ? »
« Vous. Vous-même avez dit que le « garde-barrière » aurait le même âge que votre frère. »
« Mon frère est mort, mais presque personne ne le sait. Allons au quartier boire du café. La nuit est encore longue. »
Nous avions déjà tourné le dos à la frontière et fait quelques pas vers la voiture, quand soudain, il s'est arrêté et a fait demi-tour. Il a levé le bras et a indiqué un endroit dans l'obscurité.
« Tu sais où se trouve la tour de garde, même pas à cent mètres d'ici. »
« Bien sûr ».
« Elle n'est plus utilisée de nos jours mais à l'époque, sous les communistes, il y avait toujours un soldat qui surveillait la section. Le plus souvent, les nuits sans lune, les gens essayaient de traverser la frontière, seuls ou en groupe. Dans ce bosquet-ci, ils faisaient souvent une pause et essayaient de savoir si la tour de garde était occupée ou non. Et voilà, toujours le même jeu : "Qui va tenir plus longtemps, le soldat là-haut ou les réfugiés républicains ici-bas ? Qui va être plus patient ?” Pour le soldat, c’était plus facile, de toute façon, il n'avait rien d'autre à faire. Voilà sa mission. Les réfugiés devaient bien se déplacer à un moment donné s'ils voulaient arriver de l’autre côté avant le lever du soleil. Ils devaient prendre tout leur courage à deux mains et faire le premier pas. »
Badea s’arrête et défait les boutons du haut de sa chemise, comme s'il avait besoin d'air pour respirer.
« Pourquoi me racontez-vous tout cela ? »
« Tu as demandé des nouvelles de mon frère, n’est-ce pas ? »
« Oui, je l'ai fait. »
« Alors, tu dois écouter toute l'histoire. Mon frère aussi voulait passer par ici, espérant qu'il pleuvrait cette nuit-là ou qu'au moins, le ciel serait couvert. Mais on ne pouvait jamais se fier aux prévisions météorologiques. Il a attendu longtemps ici en observant la tour, d'où ne venait aucun bruit. C'était une nuit étoilée. Puis il a décidé de quitter sa cachette. En effet, au début, rien ne s’est passé, alors il s’est décidé de faire quelques pas et s'est de nouveau baissé. Il l'a fait plusieurs fois, mais le soldat avait tout vu, il était plus patient et il a gagné. Mon frère a couru droit dans ses bras, ou devrais-je plutôt dire vers le canon de son fusil ? Le soldat avait quitté sa cachette et était descendu de la tour. Mon frère l'a supplié de le laisser partir, le soldat aurait eu assez de temps avant l’arrivée des autres, mais il était impitoyable. Il était jeune, il croyait en sa mission de protéger la frontière et d'arrêter des fugitifs ; en face de son frère qui le suppliait, il est resté froid… »
Il interrompt son récit et n'y revient plus jamais. Ni cette même nuit, ni les jours suivants. Parfois, dans la voiture, je le regarde de côté pendant qu’il conduit et je doute de sa version. Une telle trahison est difficile à imaginer.
Le parcours de la frontière de notre section est capricieux, il longe des ruisseaux et des bois et se tord comme un serpent dans le paysage. Parfois, la frontière avance de quelques centaines de mètres vers la Serbie, puis elle change de direction, vers le nord. Parfois, elle ressemble à une vague, puis à la dent d'une roue à eau. Elle se retire souvent dans les profondeurs de l'espace, pour s'approcher un peu plus tard des villages et courir juste derrière les fermes.
À la fin du village de Beba Veche, il y a une barrière, on peut la contourner à pied, puis on arrive à un petit pont. Là, le chemin se divise, à gauche, on va vers la Serbie, à droite, vers la Hongrie et derrière vous, c'est la Roumanie. Mais à ce carrefour de trois chemins de campagne, à ce nœud, il n'y a rien. C'est un no man's land, une anomalie. Cette partie du pays n'appartient à personne et personne ne la réclame.
Quelque part commence la Serbie, quelque part finit la Hongrie, là aussi il y a des barrières. Si elles étaient suffisamment proches et que leurs extrémités se touchaient, elles formeraient un triangle parfait. Dans ce triangle, on serait dans le plus petit nulle part.
Quand Badea et moi y patrouillons, nous garons la voiture derrière la barrière et continuons à pied. Je le laisse toujours partir devant jusqu'à ce que je n’arrive plus à le voir.
Quelquefois, il revient et dit : « Veux-tu t’arrêter de nouveau dans le triangle des Bermudes ? Alors restes-y, mais ne disparais pas ! ».
Pour un court moment je suis seul. Un couple de cigognes – toujours le même, c’est du moins ce que nous pensons – fait son nid dans le triangle. De loin on peut entendre le murmure d'une rivière, sauf en plein été, quand il n'y a pas d'eau du tout. De temps en temps, seuls les enfants y passent à bicyclette, eux seuls sont autorisés à nager et à pêcher dans la rivière. Presque toujours, pour quelques instants, je suis le seul habitant – à l'exception des cigognes – d'un terrain qui fait environ quatre fois notre appartement ou le bus de Nea Nicu.
Après tout, l'attente d'un quelconque événement se termine. Nous sommes revenus d’une inspection de la frontière à Beba Veche, nous avons allumé des cigarettes dans notre bosquet et nous avons regardé à tour de rôle à travers notre dispositif de vision nocturne. Badea met fin à son silence qui nous a accompagnés pendant toute la soirée.
« Alors, nous revoilà. »
Je fais signe de la tête et je suis sûr qu'il peut voir le mouvement. Nous sommes deux créatures nocturnes bien adaptées à l'obscurité. Je hoche à nouveau la tête.
« Qui voudrait venir chez nous ? Chez nous, personne, tous veulent aller en Allemagne. »
« Je pourrais aller en Angleterre. J’y aurais un travail. »
« Alors toi aussi… Eh bien, je ne t’en blâme pas. Il ne se passe plus grand-chose pour moi. Dans quatre ans, j'aurai tout derrière moi. Mais toi, tu es jeune ».
Nous nous taisons.
« Si j'avais eu tes occasions quand j'étais jeune… »
« N'aviez-vous pas l’occasion de le laisser partir ? »
« De quoi parles-tu ? »
« De votre frère. »
« Il est mort en détention. »
« Pourquoi m'avez-vous raconté cette histoire ? »
« Qu’en sais-je, pourquoi. J'en avais envie. »
« N'avez-vous pas peur que d’autres l’apprennent ? »
« Tu as enduré mon silence pendant des années, alors toi aussi, tu peux continuer à te taire. D'ailleurs, nos supérieurs sont déjà au courant. »
« Est-ce pour cela que vous n'avez jamais été promu ? »
« Voilà la raison pour laquelle j’ai toujours refusé. »
À ce même instant, il se fige, comme un chien de chasse qui sent une piste fraîche. Je sais cela de lui. Son corps semble encore plus compact, tandis que le regard perçant se fixe sur un point du paysage qu'il juge suspect. D'une seconde à l'autre, le vieil instinct du garde-frontière prend le contrôle. Il regarde dans le dispositif de la vision nocturne et siffle entre les lèvres serrées :
« Directement devant nous, à dix heures. À moins de cent pas d'ici. J'ai vu un scintillement comme celui d'une allumette ou d'un briquet. » Peu de temps se passe et il se met à jurer : « Malédiction, on ne voit presque rien. Ne t’ai-je pas dit de faire en sorte que tout soit fauché ? La moitié de la Syrie pourrait s'y cacher et nous ne le remarquerions pas. »
Insatisfait, il claque de la langue, me passe le dispositif, monte dans la voiture et appelle la centrale :
« Non, nous ne voyons rien. Il y a quelques minutes, des animaux sont passés par là, mais voilà tout. Bonne nuit. »
À peine Badea a-t-il repris position en recommençant à jurer que nous entendons la sonnerie de la radio.
« Voilà. C’est sûr qu'ils ont découvert quelque chose maintenant. »
Il se précipite vers la voiture, je l'entends dire plusieurs fois : « Je vois » et « Ça sera fait ». Puis il raccroche et se tait pendant un moment.
« Rien alors ? »
« Le "garde-barrière" est mort. Qui sait pourquoi il était sur les rails cette nuit-ci. Il a survécu à tant de trains et maintenant, un camion l'a heurté. Quelqu'un doit y aller pour tirer sur les chiens. Ils ne laisseront personne s’approcher à lui. Il faut libérer le passage à niveau, autrement, le train ne pourra pas passer. Maintenant, il est bloqué à Jimbolia. Nous sommes la seule patrouille qui se trouve dans le coin. »
Je respire profondément.
« Je préfère rester ici. Qui sait si vous n’aviez pas raison après tout, et si quelqu'un ne se cache pas là dans les champs ».
« Mais ne joue pas au héros. Si quelque chose se passe, signale-le immédiatement et reste caché. Voici de l'eau, la radio et une lanterne. Je serai de retour dans une heure au plus tard. »
Il fait marche arrière pour sortir du bosquet, prend la route et disparaît dans la nuit. Je reste dans le silence.
Certaines nuits, là-dehors, tout semble effrayant. Cela est dû au clair de lune qui illumine la campagne et donne au paysage des ombres et des contours mystérieux. Je me tiens sur le vaste terroir et je pense que l'on peut marcher droit devant et faire le tour du monde sans rencontrer le moindre obstacle.
C'est comme si rien n'avait une fin ou un début. Tout est sans contour, sans poids, sans transition. Mais cet état ne dure jamais longtemps, car dans l'obscurité, la bande frontalière reste muette elle aussi. On peut la regarder, on peut lui tourner le dos, mais elle est toujours là. Elle a son propre attrait, dans ce paysage, elle est la seule chose certaine. C'est elle que nous servons.
En l'absence de Badea, j'ai l'intention de réfléchir à ce que je veux faire de ma vie. Si je dois creuser la terre anglaise, ou rester ici dans ce pays et fixer les ténèbres. Si je dois traverser ces quelques mètres, comme m’a conseillé grand-mère.
Mais je n'arrive pas à réfléchir, car le scintillement que Badea avait remarqué se répète, cette fois-ci à un jet de pierre seulement. Je me mets à l'abri et je serre instinctivement mon étui de révolver. J'écoute attentivement si j'entends des voix ou des pas pressés, et en fait, il y a quelqu'un qui se dirige vers moi, mais qui se trouve quand même encore un peu dans le champ de maïs serbe, au-delà de la bande frontalière. Puis voilà qu’apparaît une silhouette chargée d’un sac, elle se dirige en boitant tout droit vers ma cachette. Elle fait une pause, éclaire brièvement son chemin à l’aide de son portable, puis se remet en marche.
« Quelle imprudence », pensé-je ! Elle va tomber droit dans mes bras !
Encore quelques pas et elle se retrouvera juste devant le bosquet, sans pouvoir se cacher. Je ne me rends compte que maintenant qu’il s’agit d’un homme. « Approche-toi donc », murmuré-je. Nous ne sommes qu'à dix ou quinze mètres l'un de l'autre. Il pose le sac, s'étire et, à ce qu’il me semble, cherche une ouverture entre les arbres pour plonger dans le bosquet. Là, il sera beaucoup plus difficile de l'arrêter. Je tire mon pistolet, pointe la lanterne lumineuse vers lui et crie : « Stai! Maˆinile sus și în genunchi! »
La personne se met à pleurnicher et à parler dans une langue que je ne reconnais pas. Bien qu'il ne m'ait manifestement pas compris et qu'il s'arrête au lieu de s'agenouiller, il lève les mains. Il parle sans cesse un mélange d'arabe et d'anglais, c’est ce que j’ai compris entre-temps. En anglais, je répète qu'il doit s'agenouiller, ce qu'il fait immédiatement.
« Quel est votre nom ? »
« Halim. Ne pas tirer, moi pas être dangereux. » Il ne parle maintenant plus qu'un anglais approximatif.
« C’est ce que tout le monde dit. De Syrie ? »
« Hongrie. Ils avoir attrapé moi et ramené retour en Serbie. Les Serbes avoir mis nous dans un camp, mais de là moi fuir. »
« Et que faites-vous ici ? »
« La route vers Allemagne. Je crois, beaucoup jours moi tourner en rond. Où moi être ici ? »
« En République de Roumanie. Vous avez franchi la frontière illégalement. Je dois vous arrêter. Gardez les mains en l'air. Je dois pouvoir vous voir. » Il suffit de faire simplement quelques pas pour être près de lui. Dans la lumière, je reconnais un visage fatigué, émacié et pas rasé. Un visage qui est banal. Un homme à peine plus âgé que moi, un homme moyen, pieds nus et non lavés, portant des vêtements sales et déchirés. Je pose la lanterne et saisit la radio, mon arme toujours pointée sur lui.
« S'il vous plaît, vous laissez-moi partir », gémit-il. « Moi pas faire problèmes. Moi retourner seulement. »
À genoux, il s'approche de moi, je dois donc m'éloigner.
« Je dois le signaler. »
« Mais je ne veux pas Roumanie. La Roumanie pas bon. Moi Allemagne. »
« Nous voulons tous de cela, tôt ou tard. Taisez-vous maintenant. »
L'agent de nuit répond et je signale fièrement un passage de frontière illégal, mais que j’ai arrêté, empêché, arrêté et empêché.
« L'as-tu donc empêché ou arrêté ? », s’informe l'homme d’un ton moqueur.
« Comme j’arrive à le lire sur ton image thermique, tu n’es pas sur la bande, mais à la lisière de la forêt. »
« C'est exact. Je l'ai ramassé ici. »
« Alors tu ne l’as pas empêché, mais arrêté. »
« Arrêté ou empêché, cela revient au même. L'homme est debout devant moi, et quelqu'un doit venir le chercher. »
À l'autre bout, le silence se fait.
« Où as-tu dit que tu te trouves ? »
« En dehors du bosquet. Vous pouvez sûrement me voir. »
« Oui, toi j’arrive à te voir. Bouge un peu. » Je fais ce qu'on m'a dit.
« Oui, clairement. Mais à part toi, on ne reconnaît personne d'autre. La seule source de chaleur à des kilomètres à la ronde, c'est toi ».
« Mais il se tient tout juste devant moi ! »
« Écoute-moi bien. Mes appareils me disent que tu es tout seul là-bas. Mes supports viennent d'Allemagne et si mes appareils me disent qu'il n'y a personne là-bas, alors il n'y a personne là-bas. Je fais plus confiance aux supports allemands qu'à tes yeux roumains. »
« Mais… »
« Arrête tes blagues ou je te colle un blâme. Attends que Badea revienne, puis vous me recontactez. Terminé. » Et il raccroche.
Surpris et incrédule, je regarde mon prisonnier et je lui pointe la lumière dessus, comme si je voulais m'assurer qu'il existe vraiment. D'une main, je me frotte le visage et je veux téléphoner à nouveau, mais j’y renonce. Je vais attendre le retour de Badea.
À ce moment, l'homme recommence à geindre, se jette par terre en se tirant les cheveux. De ses poings, il martèle le sol.
« Que faites-vous ? », dis-je. « Calmez-vous ».
Cependant, il semble avoir renoncé à toute raison de blâmer et de maudire Dieu et le monde de son sort. Il se frappe la poitrine, s'allonge sur le sol, sa voix s’épuise et se casse de plus en plus. Jamais auparavant je n'avais compris si peu et toutefois autant.
Finalement, quand ses forces le quittent, il reste là. Je lutte contre moi-même, parce que, d'un côté, j’aimerais m'occuper de lui, mais de l'autre, je dois être prudent. Un homme comme lui, déterminé à tout, m'arracherait même l'arme. Et si, après tout, il prépare quelque chose, s'il a appris à se déguiser, si son intention est celle de tuer ? Nous avons été avertis.
Il sanglote encore un peu, puis il se tait. Il se met debout.
« Est-ce que ça va ? Ne vous inquiétez pas, nous vous traiterons bien. »
Depuis les villages, on peut entendre les chiens aboyer. Il ne bouge pas. « Bon sang, qu'est-ce que je fais maintenant ? », pensé-je.
« Tu dois avoir soif. J'ai de l'eau. » Je jette la bouteille à ses pieds.
Peu à peu, la vie revient dans son corps, il se frotte le visage des deux mains, comme s'il se réveillait d'un mauvais rêve. Il soupire bruyamment, puis se calme à nouveau.
« Bois. »
« Pas soif. »
« Qu’est-ce qu’il y a dans le sac ? »
« Nourriture. Vêtements. »
« As-tu une arme ? » Il se met à rire.
« Arme, est-ce que tu comprends ? »
« Comprendre ». Il secoue la tête.
« Jette le sac vers moi. » Il le fait.
« Es-tu seul ou est-ce qu’il y en a d’autres ? »
« Moi homme très seul », dit-il d'une voix morte.
Je dirige la lumière vers le champ voisin, mais je ne vois rien de suspect.
« Tes pieds saignent. Où sont tes chaussures ? »
« Volées en route. Moi marcher sans beaucoup jours. »
« C'est ainsi que les blessures s'infectent. Prends de l'eau et nettoie-les. Nous allons te médicamenter au poste plus tard. »
« Mais moi pas centrale, moi Allemagne ».
« Tu n’iras pas loin avec de tels pieds. »
« Si moi lever et reculer lentement, toi tirer ? »
« Je dois te tirer dans les jambes. »
Il prend la bouteille et boit. Entre-temps, je me suis assis à une certaine distance de lui. J'éclaire ma montre, dans trente minutes au plus tard, Badea sera de nouveau là et saura quoi faire.
« Toi demander beaucoup », dit-il après un certain temps. « Toi avoir un visage ? »
Je tiens la lanterne de sorte qu'il puisse me voir.
« Toi être jeune » qu’il dit.
« J’ai vingt-six ans. »
« Moi un an plus. Toi déjà combattre ? Dans la guerre ? »
« Il n'y a pas de guerre ici. »
« Moi non combattre, même si eux vouloir. Mais moi cuisinier, moi bon cuisiner. Je dire à eux : "Pourquoi combattre si manger bien ?" »
« À qui as-tu dit ça ? »
« Moi pas bien connaître. Hommes venir dans ma maison. Dire qu'ils tuer moi, ma femme et ma fille. Dire à moi devoir combattre. »
« Et qu'as-tu fait ? »
« Moi préparer bien manger. Ils apporter tout j’ai besoin, puis moi préparer Tisqiye et Maqdous, recette grand-mère, et Mahshi et Mlukhiye. Chez nous dire Mlukhiye manger de Dieu. Eux manger si beaucoup, après être fatigués et avoir très sommeil. Eux dormir très profond. Ma femme, ma fille et moi sortir fenêtre, puis nous fuir et marcher beaucoup. Pas voir fin. »
« Où est ta femme ? Ton enfant ? Dans le champ ? » J’éclaire les champs derrière son dos. « Ils peuvent sortir. Il ne leur arrivera rien. »
Il continue à se taire.
« Ils ne sont pas là ? » Je fixe son visage.
« Toi avoir faim ? », demande-t-il. « Dans le sac, vieux pain fermier et deux pommes. Nous partager, hein ? »
Je fouille dans ses affaires et je lui jette du pain et des pommes.
« Je ne peux rien accepter », dis-je.
« Mais toi avoir très faim. »
Il casse le pain sur son genou et m’en lance un morceau et une pomme aussi.
« Toi manger. Non poison. Si manger est cadeau, toi toujours manger. »
Lentement, je tire le pain et la pomme vers moi, je nettoie la pomme sur mon pantalon et je mords dedans.
« Toi avoir famille, femme, enfant ? »
« Ma mère est en Autriche et grand-mère est à la maison. Ma grand-mère aussi sait bien faire la cuisine. Ce n'est pas le cas de ma mère. »
« Quoi faire cuisine roumaine ? »
« Sarmale, par exemple. »
« Je sais ça. Je fais aussi. Turc. »
« Ciorbă aussi ? »
« Aussi. Moi faire restaurant en Roumanie. »
« Tu vois ? La Roumanie n'est pas si mal que ça. »
« Jamais entendre dire beaucoup de pays Roumanie. »
« Moi de ton pays non plus. Je n’en ai entendu parler qu’à cause de la guerre. »
« Toi connaître Allemagne ? »
« Non, mais beaucoup de gens d'ici sont là-bas. »
« Alors pourquoi moi ici, si tous Allemagne ? »
« Moi, peut-être, j’irai en Angleterre. »
« Oh, Angleterre bien aussi. Londres, ville grande, travail beaucoup, FC Liverpool, mais manger mal. »
« Je tiens plutôt à Manchester United. » Je fais une pause.
« Où est ta femme ? »
Il se tait pendant quelques minutes, semble lutter contre lui-même, mais ensuite il surmonte la peur de répondre :
« Toi connaître Izmir ? Ville turque. De là partir beaucoup Syriens avec bateau, arriver à Lesbos, Grèce. Moi travailler comme cuisinier à Izmir, pas belle vie, mais vie. Turcs ne pas aimer Syriens, nous prendre leur travail, nous travailler pour pas beaucoup argent, alors beaucoup problèmes. Menace, Turcs nous regarder mal, dormir dans tente. Moi parler à femme, moi dire Allemagne bien, elle dit Allemagne pas maison, Moi dire, à maison nous mourir, Allemagne mieux, je promets femme Allemagne bien ; nous parler beaucoup, toute la nuit, beaucoup nuits, puis moi décider. Moi être homme, moi devoir décider, femme devoir accepter. Nous acheter trois gilets sauvetage, nous payer mille cinq cents dollars, onefivezerozero, pour place dans bateau. Bateau mal, gilet sauvetage mal, mort. Mort. » Nous nous taisons pendant un court moment. « Maintenant, moi aller seul Allemagne. Moi je dois Allemagne. Moi devoir. Devoir pour femme et enfant. » Il se tait pour un instant. « Toi me laisser partir. »
« Je ne peux pas. »
« Si moi cuisiner pour toi, toi penser différent. »
Je souris.
« Oui, peut-être. »
Dans le silence de la nuit, on peut entendre au loin des bruits de moteurs. Il se lève et me fait signe. Moi aussi, je me lève, je fais quelques pas vers lui et je lui tends le sac avec ses pauvres affaires.
« Toi tirer, pas problème. »
La voiture, toujours invisible, se rapproche de plus en plus. Badea n'a pas plus de deux cents mètres à parcourir avant d’entrer dans le bosquet. Je sais qu'il arrive à voir la lumière de la lanterne à cette distance, alors je l'éteins. Quand Halim charge le sac sur son épaule, je le tiens par la manche et il prend peur. J’enlève en toute vitesse les lacets de mes chaussures et je les lui offre.
« Prends-les. Peut-être qu’elles te vont. »
Il suffit de quelques secondes et le champ, la nuit, la terre l'ont avalé comme s'il n'avait jamais existé. Entre-temps, Badea s'est arrêté, a découvert ma silhouette dans l'obscurité et m'a ordonné de mettre la lumière. Il me regarde de haut en bas quand je marche vers lui.
« Je suis vite passé à la centrale. J'ai appris que tu voyais des fantômes. Peut-être que je ne devrais plus te laisser seul comme ça. Par une telle nuit, on peut s’imaginer toutes sortes de choses. »
Soudain, il regarde, perplexe, mes pieds, arrache la lanterne de ma main et l'allume.
« Où sont tes chaussures, garde-frontière Şerban ? »
« Mes chaussures, garde-frontière Badea ? »
« C’est ce que je viens te dire, tes chaussures payées avec l’argent de l'UE. Où sont-elles ? »
Je regarde par-dessus mes épaules.
« Elles sont… probablement… en chemin vers l'Allemagne. »